L'ÉCHANGE DE CAUCHEMARS
Max Vandenburg promit de ne plus jamais dormir dans la chambre de Liesel. À quoi avait-il bien pu penser, cette première nuit ? Rien qu'à cette idée, il était mortifié.
La seule explication était l'état de totale déstabilisation dans lequel il se trouvait en arrivant. Mais il ne s'installerait pas ailleurs que dans le sous-sol. Il y tenait absolument. Tant pis pour le froid et la solitude. Il était juif et, s'il y avait un endroit où il était destiné à vivre, c'était un sous-sol ou un autre lieu de survie secret du même genre.
«Je suis désolé, avoua-t-il à Hans et à Rosa sur les marches menant au sous-sol. Désormais, je resterai en bas. Vous ne m'entendrez pas. Je ne ferai pas le moindre bruit. »
Le couple, aux prises avec le côté désespéré de la situation, ne protesta pas, même par rapport au froid. Ils descendirent des couvertures et remplirent la lampe à pétrole. Rosa reconnut qu'elle ne pourrait pas lui donner grand-chose à manger et Max la pria surtout de ne lui laisser que quelques miettes, et encore, si personne d'autre ne les voulait.
«Mais non, voyons, protesta Rosa. Je vous nourrirai de mon mieux. »
Ils descendirent aussi le matelas du second lit de la chambre de Liesel et le remplacèrent par des bâches, un excellent échange.
* * *
Hans et Max déposèrent le matelas en dessous des marches et édifièrent un mur de bâches de protection sur le côté. Elles étaient suffisamment hautes pour dissimuler l'entrée triangulaire dans sa totalité et au moins pouvait-on les ôter facilement si Max avait besoin d’air.
Papa s'excusa. « C'est pathétique, je le reconnais.
— Vraiment, c'est mieux que rien, répondit Max. Je ne le mérite pas. Merci. »
Avec quelques pots de peinture placés de manière stratégique, on pouvait croire qu'il s'agissait d'un tas d'objets inutiles posé dans un coin pour dégager le reste de la pièce. Hans en convenait. Évidemment, il suffirait de déplacer quelques pots et d'ôter une ou deux bâches pour détecter la présence du Juif.
«Espérons que ça fera l'affaire, conclut Hans.
— Il le faut », dit Max en se glissant dans sa cachette. Puis il répéta une dernière fois : «Merci. »
Merci.
Ce mot était le plus pitoyable que Max Vandenburg pût prononcer, avec Je suis désolé. L'un et l'autre lui venaient sans cesse aux lèvres, sous le poids de la culpabilité.
Combien de fois, au cours de ces premières heures d'éveil, eut-il envie de quitter ce sous-sol et de s'en aller? Des centaines, sans doute.
Mais ce n'était qu'un désir fugitif à chaque fois. Ce qui rendait les choses pires encore.
Il avait une envie folle de s'en aller (ou du moins il avait envie d'avoir envie de s'en aller), mais il savait qu'il ne le ferait pas. C'était à quelque chose près la même situation que lorsqu'il avait laissé les siens à Stuttgart, sous le voile d'une loyauté forgée de toutes pièces.
Vivre.
Vivre, c'était vivre.
Au prix de la honte et de la culpabilité.
* * *
Au cours des premiers jours que Max passa dans le sous-sol, Liesel n'eut pas affaire à lui. Elle niait son existence. Ses cheveux froissés, ses doigts froids et glissants.
Sa présence torturée.
Maman et Papa.
Il y avait chez eux beaucoup de gravité et une impuissance à prendre un certain nombre de décisions.
Ils se demandèrent s'ils pouvaient installer Max Vandenburg ailleurs.
«Oui, mais où ? »
Aucune réponse.
Dans cette situation, ils ne pouvaient compter que sur eux-mêmes. Ils se retrouvaient paralysés. Max ne pouvait espérer d'autre secours que le leur. Celui de Hans et Rosa Hubermann. Liesel ne les avait jamais vus se regarder autant, ni de manière aussi solennelle.
C'est le couple qui descendait à manger à Max. Pour ses besoins naturels, ils lui avaient fourni un ancien pot de peinture que Hans se chargerait de vider aussi prudemment que possible. Rosa lui apportait également des seaux d'eau chaude pour qu'il se lave, car il était sale.
Au-dehors, à chaque fois que Liesel quittait la maison, une montagne d'air froid l'attendait à la porte. Un crachin mordant tombait.
Les feuilles mortes jonchaient le sol.
Ce fut bientôt au tour de la voleuse de livres de se rendre au sous-sol. Ses parents l'envoyèrent porter à manger à Max.
Elle descendit précautionneusement les marches, sachant qu’elle n' avait pas besoin de s' annoncer. Le bruit de ses pas suffirait à le prévenir.
Elle attendit au milieu de la pièce, avec l'impression d'être plutôt au centre d'un grand champ au crépuscule. Le soleil se couchait derrière une meule de bâches.
Lorsque Max sortit de sa cachette, il tenait Mein Kampf à la main. À son arrivée, il avait voulu le rendre à Hans Hubermann, mais celui-ci lui avait dit de le garder.
Liesel n’arrivait naturellement pas à détacher ses yeux du livre. Elle l'avait vu de temps à autre à la BDM, mais on ne le leur avait pas lu et il n'avait pas été utilisé dans le cadre des activités. De temps à autre, on évoquait sa grandeur, avec la promesse que, plus tard, les fillettes auraient l'occasion de l'étudier, lorsqu'elles passeraient dans la section supérieure des Jeunesses hitlériennes.
Max suivit son regard et examina le livre à son tour.
« C'est...?» chuchota-t-elle.
Sa langue s'emmêla dans sa bouche.
Le Juif tendit le cou. «Bitte ? Pardon ?»
Elle lui tendit la soupe de pois et remonta à toute vitesse, les joues écarlates, se sentant stupide.
«C'est un bon livre ? »
Devant le petit miroir de la salle d'eau, elle répéta ce qu'elle avait voulu dire. Elle avait encore dans les narines une odeur d'urine, car Max venait juste de se servir du pot de peinture lorsqu'elle était descendue. So ein G'schtank, pensa-t-elle. Quelle puanteur.
On n'a d'indulgence que pour l'odeur de sa propre urine.
Les jours passèrent.
Chaque soir, avant de sombrer dans le sommeil, elle entendait Papa et Maman qui parlaient dans la cuisine, discutant de ce qui avait été fait, de ce qu'ils faisaient et de ce qui devait se passer ensuite. Pendant ce temps, l'image de Max ne la quittait pas. Son visage empreint de tristesse et de reconnaissance et son regard humide.
Une seule fois, il y eut un éclat dans la cuisine.
Papa.
«Je sais ! »
Sa voix était rugueuse, mais il se hâta de la réduire à un chuchotement.
«Je dois continuer, ne serait-ce que deux ou trois fois dans la semaine. Je ne peux pas être là tout le temps. On a besoin de cet argent et si j'arrête de jouer là-bas, ils vont avoir des soupçons. Ils vont se demander pourquoi je n'y vais plus. La semaine dernière, je leur ai dit que tu étais malade, mais à partir de maintenant, il faut continuer à vivre comme avant. »
C'était bien là le problème.
Leur vie avait changé du tout au tout, mais ils devaient absolument faire comme si rien ne s'était passé.
Imaginez que vous deviez sourire après avoir reçu une gifle. Imaginez maintenant que vous deviez le faire vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Voilà ce que cela impliquait, de cacher un Juif.
Il était là depuis quelques semaines maintenant et la situation, qui découlait de la guerre, d'une promesse tenue et d'un accordéon, était désormais considérée comme un fait accompli. En un peu plus de six mois à peine, les Hubermann avaient perdu un fils et quelqu'un s'était substitué à lui dans des circonstances particulièrement dangereuses.
Ce qui troublait le plus Liesel, c'était le changement intervenu chez sa maman, sa façon équitable de partager la nourriture, le contrôle qu'elle exerçait sur son vocabulaire, voire l'expression adoucie de son visage cartonneux. En tout cas, une chose était certaine.
UN ATTRIBUT DE
ROSA HUBERMANN
En période de crise, c'était une femme qui
assurait.
Même lorsque Helena Schmidt, la dame arthritique, cessa de lui donner son linge à laver et à repasser, un mois après l'arrivée de Max rue Himmel, elle s'assit simplement à la table et s'empara de la soupière. « Il y a de la bonne soupe, ce soir », dit-elle. La soupe était abominable.
Au moment où Liesel partait à l'école, le matin, comme les jours où elle allait jouer au foot ou faire ce qui restait de la tournée de linge, Rosa s'adressait calmement à elle. « Souviens-toi, Liesel... » Elle mettait ensuite son index sur sa bouche, et c'était tout. La fillette hochait affirmativement la tête et Rosa disait : « C'est bien, Saumensch, tu es une gentille enfant. Et maintenant, file. »
Et c'était vrai. Selon les termes de Papa, et même de Maman, Liesel était une gentille enfant. Où qu'elle allât, elle se taisait. Le secret était profondément enfoui en elle.
Elle faisait toujours le tour de la ville en compagnie de Rudy, dont elle écoutait le bavardage. De temps à autre, ils comparaient les notes de leur section des Jeunesses hitlériennes et, pour la première fois, Rudy évoqua un jeune chef sadique nommé Franz Deutscher. Quand il ne parlait pas des méthodes brutales de Deutscher, il racontait pour la énième fois comment il avait marqué son dernier but sur le terrain de foot de la rue Himmel.
«Je sais, disait Liesel. J'y étais.
— Et alors ?
— Et alors je l'ai vu, Saukerl.
— Ça reste à prouver. Tu devais encore être à plat ventre, en train de mordre la poussière que j'ai soulevée en marquant. »
Peut-être était-ce la présence de Rudy qui l'aidait à ne pas sombrer, avec sa conversation idiote, ses cheveux citron et son effronterie.
Car pour Rudy la vie semblait être une sorte de plaisanterie, une infinie succession de buts marqués et de tricheries, et un répertoire permanent de propos sans queue ni tête.
Il y avait aussi l'épouse du maire et la lecture dans la bibliothèque de son mari. Là-bas, maintenant, il faisait froid, de plus en plus froid à chacune des visites de Liesel, mais elle était incapable de renoncer à y aller. Elle prenait une pile de livres et lisait quelques paragraphes de chacun. Et puis, une après-midi, elle tomba sur un ouvrage qu'elle fut incapable de refermer. Il était intitulé Le Siffleur. Au départ, elle l'avait choisi parce que le titre la faisait penser à Pfiffikus, le siffleur de la rue Himmel. Elle le revoyait en train de marcher penché en avant dans son imperméable et d'apparaître près du feu, le jour de l'anniversaire du Führer.
Le livre s'ouvrait sur un meurtre. À coups de couteau. Dans une rue de Vienne. Non loin de la Stephansdom, la cathédrale située sur la place principale de la ville.
UN COURT EXTRAIT
DU LIVRE
LE SIFFLEUR
Elle gisait là, terrifiée, dans une mare de sang, tandis
qu'un air étrange
résonnait à ses oreilles. Elle se souvenait
du couteau qui était entré et ressorti, et d'un sourire.
Comme toujours, le siffleur avait souri lorsqu'il s'était
enfui dans la nuit noire et meurtrière...
Liesel ne savait pas si c'étaient les mots qui la faisaient trembler, ou l' air froid entrant par la fenêtre ouverte. Chaque fois qu'elle allait prendre ou rapporter du linge chez le maire, elle lisait trois pages et frissonnait, mais elle ne pouvait rester indéfiniment.
De même, Max Vandenburg ne supportait plus le sous-sol. Il ne se plaignait pas – il n'en avait pas le droit –, mais il se sentait dépérir de plus en plus dans le froid. En fait, ce fut la lecture et l'écriture qui le sauvèrent, et un livre intitulé Le Haussement d'épaules.
«Viens, Liesel », dit un soir Hans Hubermann.
Depuis l'arrivée de Max, leurs habitudes de lecture avaient été considérablement bousculées et, à l'évidence, Papa avait maintenant l'intention de les reprendre. «Na, komm, dit-il. Je ne veux pas que tu te relâches. Va chercher l'un de tes livres. Le Haussement d'épaules, par exemple. »
L'ennui, dans tout ça, c'est que lorsqu'elle revint avec
le livre, Papa lui fit signe de le suivre à l'endroit où ils avaient l'habitude de travailler ensemble. Au sous-sol. «Mais Papa, protesta-t-elle, nous ne pouvons pas... — Quoi donc ? Il y a un monstre en bas ?»
On était début décembre et la journée avait été glaciale. À chaque marche descendue, le sous-sol devenait de plus en plus inhospitalier.
«Il fait trop froid, Papa.
— Cela ne t'a pas gênée jusqu'à maintenant.
— C'est vrai, mais il ne faisait pas aussi froid... »
Au bas de l'escalier, Papa chuchota à l'intention de Max : «Est-ce qu'on peut vous emprunter la lampe ? »
Il y eut de l'agitation parmi les bâches et les pots de peinture et la lampe changea de mains. Le regard fixé sur la flamme, Hans eut un hochement de tête qu'il fit suivre d'un : «Es ist ja Wahnsinn, net ? C'est dément, non ? » Avant que la main de Max n'eût eu le temps de remettre les bâches en place, il s'en saisit. «Venez, Max, je vous en prie. »
Lentement, les bâches furent repoussées et le visage émacié et le corps maigre de Max Vandenburg apparurent. Il resta là, frissonnant dans la lumière chargée d'humidité.
Hans toucha son bras, pour l'inciter à se rapprocher.
«Jésus, Marie, Joseph, vous ne pouvez pas rester ici. Vous allez mourir de froid. » Il se retourna. «Liesel, va remplir la baignoire. Pas trop chaude, l'eau. Juste comme lorsqu'elle commence à refroidir. »
Liesel se précipita.
« Jésus, Marie, Joseph ! »
Elle entendit Hans s'exclamer de nouveau au moment où elle atteignait le couloir.
Pendant que Max était dans la minuscule baignoire, Liesel écouta à la porte de la salle d'eau. Elle imaginait l'eau tiède qui se changeait en vapeur au contact de l'iceberg de son corps. Dans le salon-chambre à coucher, Papa et Maman étaient en plein débat, leurs voix calmes prisonnières du mur du couloir.
«Je te jure, en bas, il va mourir.
— Mais si quelqu'un vient?
— Il ne montera que la nuit. Dans la journée, on laissera tout ouvert. Rien à cacher. Et on utilisera cette pièce plutôt que la cuisine. Mieux vaut ne pas être trop près de la porte d'entrée. »
Silence.
Puis Maman. «Entendu... Oui, tu as raison.
— Si l'on prend un risque en aidant un Juif, dit Papa peu après, j'aimerais mieux que ce soit un Juif en vie. » Dès lors, une nouvelle routine fut mise en place.
Chaque soir, on allumait le feu dans la chambre de Papa et de Maman et Max apparaissait sans bruit. Il s’asseyait dans un coin, gêné et embarrassé par la gentillesse de ces gens, par la souffrance de la survie et aussi par l'éclat du foyer.
Les rideaux hermétiquement fermés, il dormait par terre, un coussin sous la tête, tandis que les flammes cédaient la place aux cendres. -
Au matin, il retournait dans le sous-sol. Un être humain sans voix.
Le rat juif, de retour dans son trou.
Noël arriva et avec lui un parfum de danger supplémentaire. Comme prévu, Hans junior ne se manifesta pas (ce qui était à la fois une bénédiction et une déception de mauvais augure), mais Trudy vint, comme d'habitude. Par chance, tout se passa en douceur.
LES VERTUS DE LA
DOUCEUR
Max resta dans le
sous-sol.
Trudy ne se douta de rien.
* * *
Il fut décidé que, malgré son comportement raisonnable, on ne pouvait faire confiance à Trudy.
«Nous ne faisons confiance qu'aux personnes concernées, c'est-à-dire nous trois », déclara Papa.
Il y eut un repas un peu plus copieux et ils dirent à Max qu'ils regrettaient que ce ne soit pas sa religion, mais il s'agissait tout de même d'un rituel.
Il ne se plaignit pas.
Au nom de quoi l'aurait-il fait?
Il expliqua qu'il était juif par le sang et par son éducation, mais aussi qu'être juif était maintenant plus que jamais une étiquette, un coup néfaste du sort.
Il en profita pour dire aux Hubermann qu'il était désolé de savoir que leur fils n'était pas venu les voir. Papa lui répondit qu'ils n’y pouvaient rien. «Après tout, dit-il, comme vous devez le savoir, un jeune homme est encore un gamin, et un gamin a le droit d'être entêté, de temps en temps. »
Ils n'allèrent pas plus loin dans la discussion.
Les premières semaines où Max monta les retrouver devant le feu, il ne parla pas. Maintenant qu'il prenait un vrai bain par semaine, Liesel remarqua que ses cheveux ne ressemblaient plus à des brindilles, mais à des plumes qui se balançaient sur sa tête. Encore intimidée par l'étranger, elle en fit à mi-voix la réflexion à son papa.
«Il a des cheveux comme des plumes.
— Comment ? » Le crépitement des flammes avait déformé les mots.
«J'ai dit qu'il avait des cheveux comme des plumes... » chuchota-t-elle de nouveau, plus près cette fois.
Hans lança un coup d'oeil à Max et approuva de la tête. J'ai la certitude qu'il aurait aimé avoir le coup d'oeil de Liesel. Ni l'un ni l'autre ne s'aperçut que Max avait tout entendu.
De temps à autre, celui-ci apportait Mein Kampf et le lisait près du feu. Le contenu le faisait bouillir. La troisième fois où il arriva avec le livre, Liesel trouva enfin le courage de poser sa question.
«C'est... bien ? »
Il leva les yeux, ferma violemment le poing, puis détendit à nouveau les doigts. Balayant sa colère, il sourit à Liesel. Il souleva la couverture et la laissa retomber. « C'est le meilleur livre qui soit. » Il jeta un regard à Papa, puis à Liesel. «Car il m'a sauvé la vie. »
La fillette s'agita un peu et croisa les jambes. D'un ton calme, elle demanda :
« Comment ? »
C'est ainsi que le soir, dans le salon, commença la narration de l'histoire de Max, à voix tout juste assez haute pour être entendue. Peu à peu, le puzzle du boxeur juif s'assembla devant eux.
Parfois, il y avait une note d'humour dans cette voix, même si, physiquement, elle évoquait une friction, une pierre que l'on frotterait doucement sur un gros rocher. Elle était parfois profonde, parfois éraillée, et à d'autres moments elle se brisait. Elle était la plus profonde lorsqu'elle exprimait des regrets, et elle se brisait à la fin d'une plaisanterie ou d'une formule d’autodépréciation.
Généralement, les histoires racontées par Max Vandenburg étaient accueillies par un «Doux Jésus ! », que suivait la plupart du temps une question.
DES QUESTIONS DU
GENRE
Combien de temps avez-vous passé dans cette pièce?
Où est maintenant Walter Kugler?
Savez-vous ce qui est arrivé à votre famille?
Où se rendait la femme qui ronflait?
Trois combats gagnés sur dix !
Pourquoi avez-vous continué à vous battre avec lui?
Quand Liesel se pencha sur le cours de sa vie, plus tard, ces soirées dans le salon furent parmi ses souvenirs les plus vifs. Elle revoyait la lueur des flammes sur le visage couleur coquille d'oeuf de Max et elle avait même dans la bouche la saveur humaine de ses paroles. Il relatait les épisodes de sa survie par lambeaux, comme s'il taillait chacun d'entre eux dans sa propre chair et les présentait sur un plateau.
«Je suis d'un tel égoïsme ! »
Lorsqu'il prononça cette phrase, il dissimula son visage derrière son avant-bras. «Les avoir abandonnés... Être venu ici... Vous mettre tous en danger... » Il ouvrait son cœur et les suppliait, et son visage n'était que chagrin et désolation. «Je suis désolé. Vous me croyez, n'est-ce pas ? Je suis désolé, désolé. Je suis... ! »
Son bras toucha le feu. Il le retira brusquement. Tous le regardaient en silence. Puis Papa se leva, s'approcha de lui et s'assit à ses côtés.
«Vous vous êtes brûlé le coude ? » demanda-t-il.
Un soir, Hans, Max et Liesel étaient assis devant le foyer. Maman s'occupait dans la cuisine. Max lisait à nouveau Mein Kampf.
«Vous voulez que je vous dise ? déclara Hans en se penchant vers les flammes. Liesel lit très bien, elle aussi. » Max abaissa son livre. «Et elle a beaucoup plus de choses en commun avec vous qu'on ne pourrait le croire. » Papa vérifia que Rosa n'était pas à portée de voix. «Elle aime bien la bagarre.
— Papa ! »
Appuyée contre le mur, Liesel, onze ans passés et toujours maigre comme un clou, était atterrée. «Je ne me suis jamais battue ! protesta-t-elle.
— Pfff ! » Papa se mit à rire et lui fit signe de parler moins fort. Il se pencha de nouveau, mais vers elle, cette fois. «Et la raclée que tu as donnée à Ludwig Schmeikl, c'était quoi ?
— Je ne... » Elle était attrapée. Inutile de continuer à nier. « Comment le sais-tu?
— J'ai vu son père au Knoller. »
Liesel se prit le visage dans les mains, puis releva la tête et posa la question essentielle : «Tu l'as dit à Maman ?
— Tu veux rire ? » Hans fit un clin d'oeil à Max et chuchota à la fillette : «Tu es encore vivante, non ? »
Ce soir-là, ce fut aussi la première fois depuis des mois où Papa joua de l'accordéon à la maison. Au bout d'une bonne demi-heure, il demanda à Max : «Vous avez appris à en jouer ? »
Le visage qui se tenait dans un coin contemplait les flammes. « Oui. » Un long silence. «Jusqu'à l'âge de neuf ans. À ce moment-là, ma mère a vendu le studio de musique et a cessé d'enseigner. Elle a gardé mon instrument, mais n'a pas beaucoup insisté quand je n'ai plus voulu continuer à apprendre. C'était bête de ma part.
— Mais non, dit Papa, vous n'étiez qu'un enfant. »
La nuit, Liesel Meminger et Max Vandenburg continuaient à subir ce qui était leur autre point commun. Chacun dans sa chambre faisait des cauchemars et se réveillait, l'une en sombrant dans ses draps et en hurlant, l'autre en ayant l'impression d'étouffer près de la fumée émise par le feu en train de s'éteindre.
Parfois, vers trois heures du matin, lorsque Liesel lisait avec Papa, ils entendaient Max se réveiller en sursaut. «Il fait des cauchemars comme toi », disait Hans. Une fois, ce bruit angoissé la poussa à sortir de son lit. Pour avoir écouté son récit, elle avait une petite idée de ce que Max voyait dans ses cauchemars, même si elle ignorait quelle partie de son histoire revenait le visiter toutes les nuits.
Elle longea sans bruit le couloir et pénétra dans le salon-chambre à coucher.
« Max ?»
Son murmure était ouaté, encore enfoui dans la gorge du sommeil.
Au début, il ne répondit pas, puis il s'assit et sonda l'obscurité du regard.
Elle s'installa de l'autre côté, près du feu. Elle avait laissé Papa dans sa propre chambre et, derrière eux, Maman faisait beaucoup de bruit en dormant. La ronfleuse du train était battue à plates coutures.
Le feu n'était maintenant plus que des funérailles de fumée. Ce matin-là, devant les braises éteintes, leurs voix dialoguèrent.
L'ÉCHANGE DE CAUCHEMARS
La fillette: «Dites, qu'est-ce que vous
voyez,
quand vous rêvez comme ça?»
Max: «... Je me vois en train de me
retourner et de faire
un signe d'adieu.»
La fillette: «Moi aussi, je fais des
cauchemars.»
Max: «Qu'est-ce que tu vois ?»
La fillette: «Un train, et mon frère
mort.»
Max: «Ton frère?»
La fillette: «Il est mort en route, quand
je suis venue ici.»
La fillette et Max, ensemble: «Ja —
Oui.»
On aimerait pouvoir dire qu’à la suite de cet épisode, ni Liesel ni Max ne firent plus de cauchemars. Ce serait bien, mais ce serait faux. Les cauchemars continuèrent à arriver, un peu comme le meilleur joueur de l'équipe adverse qui se présente sur le terrain et s'échauffe avec les autres, alors qu'on a entendu dire qu'il était blessé ou souffrant. Où comme un train annoncé qui arrive de nuit sur le quai d'une gare en tirant derrière lui des souvenirs attachés à une corde. Ou plutôt en les traînant avec pas mal de soubresauts.
La seule différence, c'est que Liesel déclara à son papa qu'elle était maintenant assez grande pour faire face toute seule à ses rêves. Il eut l'air un peu fâché mais, comme toujours, il s'en sortit très bien.
«Ouf, dit-il avec un petit sourire. Je vais enfin pouvoir m'offrir des nuits entières de sommeil. Cette chaise était affreusement inconfortable. » Il passa son bras autour de ses épaules et ils gagnèrent ensemble la cuisine.
Plus le temps passait, et plus la vie se scindait en deux mondes distincts : celui du 33, rue Himmel, et celui qui continuait à tourner au-dehors. Tout l'art était de les garder séparés.
Liesel découvrait certains autres usages du monde extérieur. Une après-midi, alors qu'elle rentrait à la maison avec un sac de linge vide, elle remarqua un journal qui dépassait d'une poubelle. C'était l'édition hebdomadaire du Molching Express. Elle le prit et le rapporta à Max. «J'ai pensé que vous aimeriez faire les mots croisés pour passer le temps », lui dit-elle.
Max apprécia et, pour la remercier, il lut le journal jusqu'à la dernière ligne et lui montra la grille de mots croisés, qu'il avait complètement remplie, sauf un.
«Fichue colonne dix-sept ! » dit-il.
En février 1941, pour son douzième anniversaire, Liesel reçut un autre livre d'occasion. Elle en fut ravie. Il s'intitulait Les Hommes d'argile et racontait l'histoire d'un homme et de son fils, des gens très étranges. Elle sauta au cou de son papa et de sa maman, tandis que Max restait dans un coin, l'air embarrassé.
«Alles Gute zum Geburtstag.» Il lui adressa un sourire timide. «Tous mes souhaits d'anniversaire. » Il avait les mains dans les poches. «Je l'ignorais, sinon je t'aurais donné quelque chose. » Un mensonge flagrant, car il n'avait rien, absolument rien à lui offrir, sauf peut-être Mein Kampf, et il n'était pas question qu'il mette ce genre de propagande sous les yeux d'une petite Allemande. Cela aurait été comme si l'agneau tendait un couteau au boucher.
Il y eut un silence gêné.
Elle s'était jetée dans les bras de Papa et de Maman. Et Max avait l'air si seul.
Liesel déglutit.
Puis elle se dirigea vers le jeune homme et lui mit les bras autour du cou pour la première fois. «Merci, Max. »
Au début, il resta sans réaction, mais, comme elle ne bougeait pas, il leva lentement les mains et pressa doucement ses omoplates.
Elle ne comprendrait que plus tard le sens de l'expression désemparée de Max. Elle découvrirait aussi qu'il avait décidé à ce moment-là de lui donner quelque chose en retour. Je l'imagine souvent allongé cette nuit-là, en train de se demander ce qu'il pourrait bien lui offrir.
En fait, le cadeau serait offert à Liesel sur du papier, une semaine plus tard.
Max le lui apporterait au petit matin, avant de redescendre vers le lieu qu'il aimait désormais appeler « chez lui ».